Être fatigué n’est plus un choix, c’est devenu une norme. Hélas. Pourquoi sommes-nous constamment éreintés ? Pourquoi la fatigue semble-t-elle devenue le mal du siècle ? Dans « La société de la fatigue« , le philosophe Byung-Chul Han pose un regard critique et acerbe sur notre mode de vie moderne: nous sommes passés d’une société de la discipline, fondée sur des normes extérieures et des interdits, à une société du travail sur soi, où l’individu est incité et même poussé à se dépasser constamment: être la meilleure version de soi-même et consort.

La société du travail s’est individualisée pour devenir une société de performance et d’activité

Et dans ce monde où nous valorisons la performance à tout prix, chacun devient alors son propre chef et son propre bourreau. Plus besoin de pressions extérieures : nous nous imposons nous-mêmes cette quête incessante du dépassement de soi. Toujours plus vite, toujours plus fort, toujours plus performant : cette course contre nous-mêmes ne nous laisse aucun répit. Résultat ? Une fatigue sournoise s’installe insidieusement dans notre corps et dans notre esprit.

En effet, la pression d’être « toujours plus » et « d’en savoir toujours plus » accable l’esprit, créant des pathologies comme l’épuisement professionnel, la dépression, l’anxiété, le sentiment d’échec, la perte de sens… ou encore le sentiment d’aliénation. Nous devenons « hyperactif et hyper névrosé » souligne Byung-Chul Han. Et contrairement aux contraintes disciplinaires de la société d’antan, où la résistance était possible, la société de la performance piège l’individu dans une spirale où il ne peut blâmer que lui-même pour son « échec » à répondre aux standards qu’il s’impose.

Auto-exploitation et culte de l’autonomie: nous sommes prisonniers de notre propre marque personnelle

Dans la société de la fatigue –  qui caractérise selon Byung-Chul Han l’époque actuelle – les travailleurs se transforment « en entrepreneurs de leur propre vie professionnelle« . Ils ne sont plus seulement employés d’une organisation mais deviennent les gestionnaires de leur propre marque personnelle. Bilan ? Un manque de frontières entre vie personnelle et professionnelle, une pression constante pour se dépasser, des injonctions à l’engagement et à la passion…

Aussi, la société de la fatigue promeut un modèle d’individu autonome et entièrement responsable de son travail. Qui, à l’excès, entraîne :

  • Une solitude professionnelle : Les travailleurs, censés être autonomes, se sentent souvent isolés face aux défis, sans réel soutien collectif.
  • Une intériorisation de l’échec : Si les objectifs ne sont pas atteints, la responsabilité est entièrement portée par l’individu, accentuant le stress et l’anxiété.
  • La fin des horaires fixes : Comme la flexibilité est devenue une norme, cela signifie souvent que les travailleurs doivent organiser eux-mêmes leur « sur »charge de travail. A n’importe quelle heure et n’importe quand, toujours joignable, toujours en télétravail…

Vers la contemplation, l’ennui et vers un équilibre entre performance et repos, entre individualisme et communauté

Au lieu de vivre, au lieu de savourer pleinement l’existence, nous nous consumons à force de nous précipiter vers notre épanouissement personnel. En bref: nous passons notre temps à nous épuiser à exister. Sans repos, sans ennui…Byung-Chul Han nous suggère donc de lever le pied et, surtout, d’ouvrir les yeux. « Apprendre à voir signifie habituer l’œil au calme, à la patience, à laisser les choses venir à lui, c’est-à-dire donner à l’œil la capacité d’une attention profonde et contemplative. » Il nous invite à redécouvrir l’oisiveté, non comme une paresse, mais comme un espace de régénération et de réflexion. Se libérer de cette fatigue, c’est apprendre à vivre autrement, en acceptant les limites, en valorisant les moments de pause et en réhabilitant le simple plaisir de l’existence.

Nous vivons aujourd’hui dans un monde très pauvre en interruptions, pauvres en intervalles et en entre-temps. L’accélération aboli tout entre-temps.

Alors, marcher ou courir ?

Courir: oui, mais pour aller où et pour quoi ? Prisonniers d’une quête de performance qui épuise plus qu’elle n’accomplit, nous nous égarons nous-mêmes. Nous nous essouflons à foncer vers une version idéale et idéalisée de nous-mêmes. Nous perdons le contrôle de notre vie. Le véritable aboutissement d’une vie, ce n’est pas de tout réaliser ; c’est de ne pas s’oublier en chemin. La vraie (r)évolution, ce n’est pas d’en faire plus, c’est d’apprendre à mieux être. Et si, tout simplement et naïvement, nous arrêtions enfin de nous user pour exister ? 

Source: « La société de la fatigue », Byung-Chul Han, PUF, juillet 2024, 77 pages