Nous sommes tous des passants. Nous naissons, nous apportons notre contribution à la communauté terrestre, puis nous mourrons. Toutefois, et c’est bien là un des problèmes, “avoir un passé en commun ne signifie pas nécessairement l’avoir en partage” – avec cette ardente volonté de le garder en mémoire, de le préserver et de le faire évoluer. Autre point de réflexion – et pierre d’achoppement de la communauté terrestre – notre époque aspire à l’anti-relation: “entrer en relation avec l’autre, avec l’inconnu, avec ceux qui viennent de loin fait l’objet d’une déraisonnable suspicion”. Et si nous changions cela ? Et si nous construisions un monde de relation ? Et si nous puisions dans les sagesses des archives africaines, dans les savoirs ancestraux de l’Afrique afin de dénicher des ressources pour combattre les défis d’aujourd’hui et de demain avec Achille Mbembé, politologue, historien et philosophe né au Cameroun en 1957- et lauréat du prix Holberg 2024.

Une ligne du temps à respecter et à honorer: les vivants d’aujourd’hui, les disparus d’hier et les enfants de demain

« Si l’on doit de nouveau, ensemble, ré-arpenter les chemins de l’humanité, alors il faut peut-être commencer par reconnaître qu’au fond il n’y a pas de monde ou d’endroit où nous soyons totalement « chez nous », maîtres des lieux. »

« Nous sommes tous logés à la même enseigne. Tous les habitants de notre planète sont des Autres face aux Autres : moi face à eux, eux face à moi, » analyse Ryszard Kapuscinski, journaliste et auteur du magnifique texte “Cet Autre”. Au bout du compte, s’il n’y avait pas de chez nous ou de chez eux, que se passerait-il ? Et si la relation était au cœur de nos démocraties, comment vivrions-nous ?

C’est sur ces questions – et tant d’autres – que le politologue Achille Mbembé s’est penché. De ces réflexions, il nous livre une pensée captivante et revigorante qui promeut un monde de relation. Un monde qui enracine l’être humain à la Terre et le relie au Vivant. Un monde qui fait prendre sa juste place aux hommes et femmes qui peuplent actuellement notre belle planète bleue: à savoir dans le présent. Et ce sans oublier que la place du passé est occupée par les disparus et que celle à venir sera comblée par la génération future. Une ligne du temps qu’il est nécessaire d’honorer et de respecter afin de vivre sur notre planète des possibles grandes opportunités (si nous en prenons soin): nous ne sommes que des passants…

Opportunités et défis actuels de l’humanité: un manque d’unité

Seul nous allons plus vite et ensemble nous allons plus loin – mais encore faut-il que cet “ensemble” existe. Car c’est un fait: l’unité n’est pas forcément ce qui caractérise notre Monde – au contraire – et même si la pluralité est féconde, le manque de cohésion ne permet guère d’avancer. Le secret de l’action, c’est oser de s’y mettre. Le souci, c’est lorsque l’action est conditionnée à autrui: j’y vais si et seulement si l’autre y va. S’enclenche alors une tradition venue de la nuit des temps : attendre infiniment et indéfiniment que l’autre bouge puis rester, au final, dans le statu-quo…

Ainsi, comment construire une communauté terrestre lorsque l’Autre n’est que méfiance et scepticisme ? Comment construire une communauté terrestre quand l’individualisme, l’identité et la question de l’être sont brocardés comme devise en occident ?

De nos jours, « il n’y a ni peuple-Terre, ni nation-Terre, ni gouvernement-Terre, ni Parlement ou assemblée-Terre, ni armée, ni police-Terre, » écrit Achille Mbembé dans son livre “La Communauté terrestre”. En d’autres termes, si nous souhaitons ne pas détruire le vivant et nous détruire nous-mêmes, la Terre reste un projet que nous, les humains, avons à rêver, puis à inventer, à réaliser et, enfin, à s’approprier.

Vers la construction d’un monde de relation

« La pensée africaine est fondamentalement relationnelle tandis que la philosophie occidentale (…) met au cœur de la réflexion la question de l’être, » comme le souligne Achille Mbembé dans l’article du Vif du 25 juillet 2024 avant de rajouter: « La pensée africaine met l’accent sur les notions de singularité et d’originalité plutôt que sur l’identité et l’individualité. Le devenir est au centre de la pensée africaine. On devient une personne humaine. Il n’y a d’identité que dans le devenir et la relation avec le milieu, tout le milieu – les animaux, les plantes. En somme, c’est une pensée relationnelle plutôt qu’identitaire.« 

Nous devenons donc une personne humaine dans la relation aux autres, à la nature, mais aussi dans la relation à l’invisible – c’est-à-dire aussi bien à nos ancêtres qui sont passés à trépas et enfouis sous terre qu’à nos futurs bambins. En résumé: nous ne sommes que de simples et modestes passants, une parenthèse, un clin d’oeil ou un claquement de doigts dans l’histoire du monde, comme l’explique poétiquement Mbembé dans son ouvrage: “La communauté terrestre”.

“C’est dans le passage que réside le propre de l’humanité. Nous sommes des passants dans le sens où l’histoire des humains est bien plus courte que celle du monde. Nous sommes une parenthèse dans cette histoire. Si l’humanité arrive un jour à son extinction, le monde lui survivra. Le monde a une histoire avant nous et en aura une après nous. Notre grande illusion, c’est d’avoir cru que nous étions maîtres et possesseurs de ce monde.

Et de renchérir: “Dans la pensée africaine précoloniale, la communauté englobe tout le monde, à savoir les vivants, mais aussi les morts, les ancêtres. La communauté est aussi composée de ceux qui vont venir, de ceux qui ne sont pas là, de la future génération. La communauté est donc faite de ce lien étroit et intime entre présent, passé et futur. Tout cela s’articule autour de la notion de cosmos, essentielle dans la métaphysique africaine précoloniale (…) l’objectif des uns et des autres est d’entrer en résonance avec l’ensemble de ces forces visibles et invisibles, qui l’entourent.” (Le Vif)

Archives africaines, savoirs ancestraux et défi d’aujourd’hui et de demain: inspiration

« Il n’existe pas de cultures supérieures ni inférieures, il n’y a que des cultures différentes qui, chacune à sa manière, satisfont les nécessités et les attentes de ceux qui les partagent, » Bronislaw Malinowski, anthropologue, ethnologue et sociologue polonais.

Ce sont encore les concepts de race et d’identité qui nous bloquent aujourd’hui, qui empêchent l’humanité de se réconcilier avec elle-même pour prendre en charge son destin écologique et climatique”, explique Achille pour philosophie Magazine et d’ajouter: “Je pense qu’il nous revient de faire sauter les verrous de la race, de la communauté et de la différence pour nous poser la question du semblable, du prochain et de l’en-commun.” Achille conteste l’idée selon: “laquelle l’humanité serait composée de groupes irréconciliables, liés en leur sein par l’identité, la communauté ou le contrat. À mon sens, la relation doit l’emporter sur ces logiques dont nous percevons désormais le caractère délétère. La relation établit entre les êtres une dette mutuelle et primordiale, parce que je n’entre en relation avec l’autre que si je lui accorde, comme à moi-même, une valeur incalculable, autrement dit si je le considère comme infini.”

Entrer en résonance avec la Terre et le Vivant, s’engager dans monde de relation et faire vibrer la corde de l’humanité commune et ce vers un même objectif: la survie de l’humanité, que pensez-vous de cette pensée et proposition d’Achille Mbembé ?

Sources,
> “La pensée africaine peut nous aider à réformer la démocratie”, Le Vif, 25 juillet 2024
> “La communauté terrestre”, Achille Mbembe, 16 février 2023, ed. La Découverte
> “Les mythes ancestraux africains sont là en réserve pour penser la crise écologique”, propos recueillis par Alexandre Lacroix pour Philosophie Magazine, 16 février 2023: https://www.philomag.com/articles/achille-mbembe-les-mythes-ancestraux-africains-sont-la-en-reserve-pour-penser-la-crise